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Les quatre dernières décennies ont vu se produire en France une spoliation d’ampleur historique. Sur le plan politique, elle a pris la forme d’une dépossession démocratique ; sur le plan économique, elle s’est traduite par un transfert de richesse au profit des plus aisés.
Cette spoliation a été rendue possible par la contre-révolution néolibérale des années 1980, dans le cadre de laquelle les structures du capitalisme financier mondialisé ont été mises en place en France. Au cœur de ces structures, un marché de la dette publique crée ex nihilo, indispensable aussi bien à la pérennité fonctionnelle d’une économie financiarisée qu’à un État affaissé, tenu d’étendre la protection sociale à tous ceux, nombreux, que cette économie précarisait.
La crise économique actuelle, favorisée par l’épidémie de Covid-19, peut être l’occasion d’un renouveau idéologique qui balaiera ce système inique et dangereux.
De 20 à 100 % du PIB en 40 ans : la France dans le piège de l’endettement public
En 1980, la dette publique de la France ne représentait que 20 % du PIB (1). À la fin de l’année 2019, elle était proche des 100 %. Quarante années d’augmentation constante ont donc abouti à son quintuplement. S’il fallait une preuve de la domination d’une idéologie — le néolibéralisme — sur tous les dirigeants et toutes les formations politiques qui se sont succédé à la tête du pays au fil de ces quatre décennies, la courbe systématiquement ascendante de l’endettement public s’imposerait par son évidence spectaculaire.
Jamais au cours de cette période la trajectoire de l’endettement n’a pu être orientée à la baisse. Non pas parce qu’un peuple de « Gaulois réfractaires » s’opposait de manière irresponsable aux « réformes » prétendument indispensables d’une protection sociale trop coûteuse ou d’un droit du travail ankylosant, mais parce que la soutenabilité du capitalisme financier suppose un gigantesque marché planétaire de la dette publique : en période de crise globale, comme en 2008, c’est sur un endettement accru de l’État que repose le salut de la finance de marché ; en temps ordinaire, les titres de la dette publique constituent des actifs sûrs pour la bourgeoisie rentière des pays développés, et des occasions de juteuses opérations spéculatives lorsque tel ou tel Etat est confronté à un problème de solvabilité.
L’analyse rapide des principales phases des quarante années écoulées permet de le démontrer :
– Au cours des années 1980, la dette augmente sensiblement mais de façon régulière. Elle atteint 35% du PIB en 1990. Il faut y voir une conséquence des effets dépressifs de la politique économique mise en œuvre après 1982. La priorité donnée à la lutte contre l’inflation a un impact négatif sur l’emploi et sur la croissance ; les recettes fiscales diminuent au moment même où l’État – qui se contente désormais du « traitement social du chômage » (création des TUC (2) en 1984, du RMI en 1988) doit financer une protection sociale accrue.
Le besoin de financement augmente donc, et la dette avec lui. Ce d’autant que les conditions d’emprunt se révèlent beaucoup moins favorables qu’au cours de la décennie précédente, l’inflation ayant été « vaincue » à partir de 1985 ; cette politique, dite de « désinflation compétitive », coûte donc cher au pays, aussi bien socialement que financièrement.
– La seconde phase, au cours des années 1990, voit la dette publique de la France s’envoler. En quelques années décisives, les dirigeants français apportent la preuve de leur conversion sans retour aux canons de l’ordre néolibéral, indépendamment de toute considération relevant de l’intérêt national et de la justice sociale.
La construction européenne, devenue une fin en soi à cette époque, constitue alors le paravent pudique ou le prétexte moral à cette trahison. Il ne faut pas que « l’Europe » échoue ! Cet impératif catégorique, tout à fait sincère chez les uns, parfaitement hypocrites chez les autres, rend possible une politique économique inepte et destructrice qui fait culminer le chômage à plus de 10% de la population active de 1993 à 1999 (3).
Dans le but de convaincre les marchés financiers du caractère irréversible de l’UEM (Union Economique et Monétaire) mise sur les rails par le Traité de Maastricht, et pour convaincre le partenaire allemand de notre crédibilité monétaire, les autorités françaises décident de singer la politique de la Bundesbank, au moment où celle-ci adopte des taux élevés pour financer la réunification.
Il en résulte pour la France la politique dite du « franc fort », dans le cadre de laquelle le Franc doit rester arrimé au Mark quelles que soient les circonstances. Ainsi, lorsqu’en 1992 la spéculation se déchaine sur le marché des changes pour tester la solidité du SME (Système Monétaire Européen), la France épuise ses réserves de change pour maintenir la parité du Franc et du Mark, quand le Royaume-Uni, l’Italie et l’Espagne choisissent sagement de dévaluer leur monnaie et de sortir du SME.
Le dogmatisme des autorités françaises occasionne une récession en 1993 (-0,6% du PIB) qui détruit les emplois par centaines de milliers. La dette publique s’alourdit considérablement : sous l’effet conjugué du chômage et des taux d’intérêt élevés, elle passe de 39% du PIB en 1992 à 58% en 1996.
– La troisième phase concerne la période 1997-2007 : Elle commence par cinq années de « gauche plurielle » dans le cadre de la troisième cohabitation, marquées par un retour de la croissance pour des raisons principalement exogènes. La majorité choisit cependant de ne pas engager de politique de désendettement.
Au cours des cinq années suivantes, la croissance s’essouffle, en raison notamment des effets négatifs de l’euro sur l’économie française. En 2003, la dette dépasse 60% du PIB, c’est-à-dire le plafond autorisé par les traités de Maastricht et d’Amsterdam (4).
– La quatrième et dernière phase commence en 2008 et englobe toute la décennie suivante. Elle est marquée par la crise financière et économique planétaire qui éclate en 2008, une crise d’origine américaine mais qui touche durement et durablement les pays de la zone euro.
Pour sauver le système bancaire menacé d’effondrement et pour soutenir la sphère productive, l’État s’endette alors dans des proportions considérables (5) : la dette publique représentait 1252 milliards d’euros à la fin de 2007 (64,5% du PIB), elle atteint 1653 milliards au début de 2010 (85%) ; 400 milliards de plus en deux ans ! Le reste de la décennie, dans un contexte de croissance faible, est marquée par une aggravation de l’endettement public. La barre symbolique des 100% du PIB est atteinte au début l’année de 2017.
Un mauvais système
Le système financier et monétaire dans lequel la France évolue a été mis en place entre le milieu des années 1980 et 2002 (6) : loi bancaire de 1984, réforme des marchés financiers entre 1984 et 1986 – avec notamment la création du MATIF et du MONEP (7) –, fin du contrôle des changes en 1990, indépendance de la banque centrale avec le traité de Maastricht et création de l’euro en 1999-2002.
Cette grande transformation, dans le sens d’une dérégulation et d’une financiarisation de l’économie, a eu un impact considérable sur le mode de financement de l’Etat. Le « mode hiérarchique » (Werrebrouck) – dans lequel l’État impose sa volonté à la finance privée au nom d’une conception forte de l’intérêt général dont il est le garant – disparaît au profit du « mode marché » – où l’Etat, renonçant volontairement à sa position surplombante, se soumet à la finance privée pour le plus grand profit d’une minorité, en se finançant par l’émission de bons du trésor sur le marché obligataire.
Le « circuit du trésor » mis en place au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale est démantelé. Dans le cadre de ce circuit, les institutions financières étaient contraintes de déposer sur un compte au Trésor les ressources collectées, qui servaient à financer l’activité de l’État (dette à court terme ou dette flottante) ; les grandes banques (pour la plupart nationalisées en 1945, en même temps que la banque centrale) devaient en outre détenir dans leur compte des « planchers » de bons du trésor qui permettaient d’assurer une allocation autoritaire de l’épargne au profit de l’Etat. Par ailleurs, et à titre complémentaire, le Trésor pouvait obtenir des prêts et des avances de la Banque de France (note ; en 1970, ils représentaient 8,9 milliards de francs, soit 2% du PIB CF Lemoine), gratuits mais plafonnés. Cette possibilité est également interdite par le traité de Maastricht en 1992.
Dans un tel système, les marchés financiers étaient étouffés. Mais la contre-révolution néolibérale a mis à bas ce système, et a restauré la contrainte artificielle du marché au profit des rentiers et des spéculateurs du monde entier, le tout sans aucune consultation démocratique (traité de Maastricht excepté). Difficile de montrer plus clairement à quel point le néolibéralisme impose un effacement du politique : abaissement de l’État, mise sous tutelle externe de ses prérogatives historiques, réduction du champ du possible démocratique en matière économique.
Paradoxalement, c’est la technostructure qui est à la manœuvre au cours des années 1980 pour imposer cette évolution funeste (8). Passion technocratique, modernisme effréné, conservatisme antidémocratique et avidité (9) : tels sont les principaux déterminants de ce changement, auquel s’ajoute une foi de commande dans l’UE – portée sur les fonds baptismaux en 1992 –, et les vues limitées de F. Mitterrand en matière économique et financière(10).
Le système néolibéral (11) mis en place à partir des années 1980 s’est révélé catastrophique à tous égards. Croissance faible (12), chômage, désindustrialisation, déficit commercial, explosion de l’endettement public : quand il n’est pas responsable à lui seul de ces maux, il les a aggravés. Sur le plan politique, il a abouti à une scandaleuse atrophie de la souveraineté populaire et nationale – des pans entiers de la « politique » économique (13) étant placés hors de portée de la décision démocratique, dans les traités et les institutions de l’Union européenne (BCE et Commission).
Sur le plan spécifique de la dette publique, le bref rappel de sa trajectoire historique a permis de montrer que son augmentation doit tout aux errements et aux renoncements du personnel politique, aux méfaits du capitalisme financier et à ceux d’une construction européenne confinant à l’aliénation. Les tenants de l’idéologie dominante enkystés dans les médias standards, vitupèrent depuis trente ans une France « dépensière », une « cigale » qui « vit au-dessus de ses moyens », « l’assistanat social » ou encore « le fardeau de la dette pour les générations futures ».
Tous ces lieux communs rhétoriques ne sont que des écrans de fumée destinés à culpabiliser les citoyens de ce pays pour leur faire accepter la logique follement régressive du néolibéralisme, qui est une logique sans fin : ce système ne se contente pas, en minant la croissance, d’empêcher l’État d’œuvrer au progrès social ; il lui ôte activement ses moyens, en imposant dans la durée une remise en cause de la progressivité de l’impôt (14), en exonérant les employeurs d’une large part des cotisations patronales (CICE), en tolérant de fait une évasion fiscale gigantesque et en l’obligeant à verser une rente à la sphère financière de plusieurs dizaines de milliards par an au titre du service de la dette.
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