Les banquiers centraux font face à un défi historique. Après presque quatorze ans de politique monétaire accommodante et d’achats d’actifs, la Réserve fédérale américaine et la Banque centrale européenne parviendront-elles à resserrer les coûts d’emprunt sans faire basculer leurs économies dans la récession? L’Histoire n’est pas de leur côté. Nous examinons les risques et les opportunités en matière d’investissement, ainsi que le positionnement de nos portefeuilles.
Les banques centrales du monde entier détiennent le même mandat: la stabilité des prix. La guerre en Ukraine a créé un choc de prix sur les matières premières qui a intensifié les pressions inflationnistes et accéléré la nécessité d’une réponse de la politique monétaire. L’inflation annuelle américaine était de 7,9% en février et de 7,5% dans la zone euro en mars. Il ne s’agit plus d’un simple effet « transitoire » dû au rebond de la demande après les confinements; l’inflation s’est infiltrée dans tous les recoins de l’économie. Les chocs sur les prix des matières premières, du pétrole au gaz, en passant par le blé et le nickel, ainsi que les sanctions économiques, exacerbent les conséquences de l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
La Fed et la BCE n’ont d’autre recours que de combattre la hausse persistante des prix à la consommation en augmentant les taux directeurs. Dans ce contexte, il convient de souligner que nous partons de niveaux de croissance plus élevés, grâce à deux années de soutien fiscal et monétaire exceptionnel durant la pandémie. En outre, les marchés de l’emploi sont solides (avec des taux de chômage de 3,6% aux États-Unis et de 6,8% dans la zone euro), tandis que l’épargne des ménages permet d’amortir quelque peu la hausse des prix. Le ralentissement de la croissance ne se traduira donc pas par une récession en 2022, mais pourrait s’avérer un test pour les finances publiques: la dette publique mondiale a augmenté pendant la pandémie et représentait l’équivalent de 351% du produit intérieur brut en 2021, selon l’Institut de la finance internationale.
La question clé est de savoir si la Fed pourra orchestrer un atterrissage en douceur en 2023-2024. Les leçons de l’Histoire démontrent le contraire. Certes, il en existe un exemple réussi en 1994-1995. Cependant, la majorité des cycles de resserrement se terminent par une récession. Les autorités monétaires ne disposent d’aucun modèle pour guider les économies vers un «atterrissage en douceur» dans ces circonstances inédites, alors qu’elles sortent d’une pandémie et se heurtent à une série de chocs externes, dont le conflit en Ukraine. Sans oublier que le resserrement de la politique monétaire commence plus tard dans le cycle économique, avec des taux d’emploi et d’inflation plus élevés que lors des précédents cycles de hausse des taux.
Décollage
Après un lent démarrage, nous nous attendons à une hausse des taux directeurs à chaque réunion de la Réserve fédérale en 2022, y compris un relèvement de 50 points de base en mai et peut-être un autre de la même ampleur en juin. Les marchés s’attendent à ce que le taux des fonds fédéraux atteigne 2,75% dans les douze mois à venir. Aux niveaux d’inflation actuels, les taux réels resteraient néanmoins en territoire négatif.
Interrogé le 21 mars 2022 à propos de ce qui pourrait empêcher la Fed de relever les taux de plus de 25 points de base en mai, son président Jerome Powell a répondu « Qu’est-ce qui nous en dissuaderait ? », avant d’ajouter « Rien: en résumé. »
L’on ne peut exclure les dangers d’un resserrement excessif si la Fed va de l’avant avec une hausse de 1% du coût de l’emprunt en mai et juin. En effet, une augmentation aussi rapide des taux d’intérêt offre peu de recul pour en observer l’impact, avec le risque de transformer un coup de frein en un arrêt d’urgence. Traditionnellement, le rôle des banques centrales est d’éviter tout ralentissement économique en ajustant le coût du capital. Aujourd’hui, pour la première fois depuis des décennies, une politique délibérée visant à contrer la flambée des prix pourrait mener les économies vers la récession.
Si la Fed a subi des critiques pour sa lenteur à reconnaître la persistance de l’inflation, la Banque centrale européenne a pris encore plus de retard. Pour le moment, la BCE éprouve des difficultés à remplir son mandat consistant à «s’assurer que l’inflation reste faible, stable et prévisible». L’autorité monétaire européenne est sur le point de resserrer sa politique monétaire en accélérant la fin de ses achats d’actifs d’ici au troisième trimestre de 2022, ce qui lui permettrait de commencer à relever ses taux directeurs au plus tôt au dernier trimestre de 2022.