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L’Europe est actuellement la région du monde la plus touchée par la pandémie de COVID-19. Or, l’Union européenne est aux abonnés absents depuis le début de la crise sanitaire. Alors que s’est tenu hier un énième sommet européen « de la dernière chance », nous avons interrogé l’essayiste Coralie Delaume, autrice, notamment, de La fin de l’Union européenne (Michalon, 2017) et Le couple franco-allemand n’existe pas (Michalon, 2018).
Comment analysez-vous la réponse de l’UE à la crise du COVID-19 ?
L’Union européenne essaie de mettre en place une réponse à la gigantesque crise économique qui vient, qui risque d’être bien plus grave que celle de 2008-2012. Pour l’instant, l’Eurogroupe (le cénacle qui réunit les ministres des Finances de l’UE) a acté un paquet de mesures représentant 540 milliards d’euros, et la Commission doit désormais faire des propositions pour financer un fond de relance de l’économie. Pour les mesures décidées par l’Eurogroupe, il s’agit de SURE, un plan d’aide aux États ayant mis en place des régimes de chômage partiel, de crédits aux entreprises via la Banque Européenne d’Investissement (BEI) et de possibilités d’emprunt au Mécanisme Européen de Stabilité (MES). Ce dernier est une structure créée en 2012 qui lève des fonds sur les marchés pour prêter aux États à des taux inférieurs à ceux dont ils auraient bénéficié en empruntant eux-mêmes sur ces marchés. Il faut noter que les 540 milliards mis sur la table sont majoritairement constitués de prêts. À ce titre, ils devront tôt ou tard être remboursés.
Le point le plus litigieux était celui du recours au MES. Le problème, c’est que lorsqu’un État demande l’aide de cette structure, il y a une conditionnalité : l’État emprunteur doit ensuite mener des politiques d’austérité sous supervision de l’Union européenne. En Italie par exemple, où il y a actuellement un débat houleux sur cette question, l’option MES est vue comme annonciatrice d’une mise sous tutelle du pays. Du coup ça tangue un peu au sein de la coalition italienne car l’un des partenaires de la coalition au pouvoir, le Mouvement 5 Étoiles, ne veut pas que le pays demande l’aide du MES. Il ne veut pas que l’Italie devienne à terme la nouvelle Grèce, pays dont on se souvient qu’il a dû subir la tutelle de la Troïka.
L’Italie, mais aussi l’Espagne, aimeraient de leur côté que l’UE émette des eurobonds ou « coronabonds », c’est-à-dire de la dette fédéralisée. Ces deux pays et d’autres arguent du fait qu’un surcroît de solidarité européenne est justifiée par le fait que la crise économique actuelle n’est pas liée à la mauvaise gestion de tel ou tel pays, mais bien la conséquence d’une crise sanitaire que personne n’attendait, et qui touche tous les États membres. Mais la question des « coronabonds » se heurte à l’opposition des pays dit « frugaux » [notamment l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Autriche, ndlr], qui ont toujours refusé de « payer pour le Sud ». Et qui risquent de refuser encore longtemps.
Les solutions financières mises en place par l’Union européenne sont donc loin d’être suffisantes à l’heure actuelle. Ne faudrait-il pas simplement annuler des dettes ? Ou les monétiser comme le font désormais les Britanniques et les Américains ?
Effectivement, on pourrait imaginer que la BCE annule un certain nombre de dettes qu’elle détient dans son bilan. Des économistes le proposent. C’est en principe possible mais le problème est surtout politique. Là encore risque de surgir un affrontement entre les orthodoxes représentant des pays « frugaux » et hétérodoxes représentant des pays débiteurs. Au sein du Conseil des gouverneurs de la BCE, où se retrouvent les banquiers centraux des pays de la zone euro, un accord sur ce sujet serait très difficile à obtenir.
Nous avons en permanence cette ligne de fracture : d’un côté les pays débiteurs, souvent des pays périphériques, qui demandent plus de solidarité et plus de transferts financiers. De l’autre, les pays créditeurs du cœur de l’Europe, qui sont les grands gagnants du Marché unique et de l’euro, ou alors de la libre circulation des capitaux, comme les Pays-Bas qui sont un paradis fiscal, et qui ne veulent pas payer pour ceux qu’ils considèrent comme « laxistes » ou « dispendieux ».
Cette peur de devoir supporter le supposé laxisme budgétaire des pays du Sud (Italie, Espagne, Portugal, Grèce…) est-elle fondée ?
Oui et non. Ça fait longtemps maintenant que l’Europe du Sud est soumise à beaucoup d’austérité. Par exemple, l’Italie a fait beaucoup d’efforts et est plutôt un bon élève de la zone euro : elle est très endettée certes, mais il s’agit d’une vieille dette, qui date des années 1980 environ. Et ce sont les intérêts de cette dette qui lui coûtent cher et la mettent en déficit. À côté de cela, le pays est en excédent budgétaire primaire depuis les années 1990 [c’est-à-dire que le budget italien serait excédentaire si le pays n’avait pas les intérêts de sa dette à rembourser, ndlr]. C’est d’ailleurs une très mauvaise chose. Ça veut veut dire que les Italiens dépensent trop peu dans leurs services publics, qu’ils sous-investissent. On voit aujourd’hui les conséquences de l’austérité sur le système de soins italien, qui est l’une des causes du lourd tribut que paie le pays au COVID.
Où se situe la France dans ces lignes de fractures ? On a parfois l’impression qu’elle hésite entre le camp des pays du Sud et celui conduit par l’Allemagne.
On est en train de voir que le sort de la France dans cette crise est plus proche de celui de l’Italie que de celui de l’Allemagne. La France tend à se croire à égalité avec l’Allemagne, elle fantasme un prétendu « couple franco-allemand ». Les élites françaises sont par ailleurs fascinées de longue date par le « modèle allemand », on dirait qu’elles veulent épouser l’Allemagne. Mais on voit aujourd’hui que l’Allemagne s’en sort bien mieux que la France face au COVID-19. C’est sans commune mesure. Cela tient notamment au fait que l’Allemagne est restée très industrialisée contrairement à nous. Et ça, elle le doit au Marché unique (qui a remplacé le marché commun en 1986), à l’existence de l’euro, qui est sous-évalué pour l’Allemagne et la rend artificiellement compétitive, ainsi qu’aux élargissements de l’UE à l’Est en 2004 et 2007 qui lui ont permis de reconstituer un hinterland industriel. La grande puissance industrielle qu’est l’ex-RFA est capable de fabriquer des tests Covid en grande quantité quand la France manque de masques. De nombreuses entreprises industrielles allemandes se sont aussi mises à fabriquer du matériel pour les hôpitaux.
L’absence de solidarité européenne a fait massivement grimper l’euroscepticisme dans des pays traditionnellement pro-européens comme l’Italie et l’Espagne. Peut-on imaginer que ces pays finissent par quitter l’UE ou la zone euro ?
Je ne pense pas pour l’Espagne, même s’il est vrai que le Premier ministre espagnol a récemment eu des mots beaucoup plus durs que d’ordinaire. En Italie au contraire, toute une batterie de sondages récents montrent que les gens sont déçus voire dégoûtés par l’Union européenne, dont ils considèrent qu’elle ne les aide pas face aux conséquences économiques du Covid. En plus, cela intervient après la crise des migrants, où les Italiens avaient déjà eu l’impression de se retrouver seuls en première ligne. Voilà deux fois qu’ils ont l’impression d’être lâchés. Beaucoup de pessimisme donc. Le 10 avril, un sondage de l’institut italien Tecnè indiquait qu’en cas de référendum sur l’appartenance à l’Union européenne, le maintien dans l’UE obtiendrait 44 % des voix et « l’Italexit » 42 %. Au coude à coude donc, et ce avant même qu’une campagne électorale n’ait eu lieu ! Ça montre l’énormité de la défiance dans ce pays qui fut quand même l’un des fondateurs, un membre de l’Europe des Six.
L’économiste et sociologue Stefano Palombarini évoque un paradoxe de l’euro : « quand l’économie se porte bien, en sortir serait plus simple, mais personne n’y pense ; quand l’économie se porte mal, les effets bénéfiques de la souveraineté monétaire apparaissent plus clairement, mais sortir devient beaucoup plus compliqué ». Qu’en pensez vous ?
Je suis d’accord. Stefano Palombarini n’est d’ailleurs pas le seul à le dire. C’est aussi le propos d’Emmanuel Todd dans son dernier livre Les luttes de classe en France au XXIème siècle. Todd explique que si les Français sont frileux à l’égard d’une sortie de l’euro, c’est parce que ça va mal et que lorsque ça mal, on répugne à prendre le risque d’un choc économique énorme. Or si ça va mal, c’est justement parce qu’on est dedans. Il y a donc bien un paradoxe de l’euro.
L’euroscepticisme a beau progresser, beaucoup de Français s’en distancient. Les très faibles scores électoraux de l’UPR, les ambivalences des partis d’opposition comme le Rassemblement National et la France Insoumise n’indiquent-ils pas, au fond, que les Français tiennent à l’intégration européenne ?
Il me semble que les gens sont de plus en plus critiques sur l’UE. Mais pas encore assez, c’est vrai. J’ai le sentiment qu’ils font encore insuffisamment le lien entre la politique économique qui est menée à l’échelon national, et ce qui est induit par notre appartenance supranationale. On ne leur a pas suffisamment expliqué que notre souveraineté économique a presque totalement disparu. Avec l’euro, nous avons perdu notre souveraineté monétaire. Corrélativement, nous avons abandonné notre souveraineté budgétaire : il faut quand même savoir que dans le cadre du « semestre européen », la Commission européenne reçoit les projets de lois de finances avant même les parlements nationaux ! Nous avons également perdu la main sur notre politique commerciale, puisqu’il s’agit là d’une « compétence exclusive » de l’UE. Actuellement, toute une batterie de traités de libre-échange sur le modèle du CETA sont en cours de négociation au niveau de la Commission européenne (avec le Mercosur, avec l’Australie, avec la Nouvelle-Zélande…). Enfin, nous n’avons plus le loisir de mener une véritable politique industrielle puisque l’UE proscrit les « aides d’État ». Tout ça n’est pas forcément clair dans l’esprit des gens. Tout le monde ne réalise peut-être pas à quel point l’Europe encadre l’action des États membres dans le domaine de l’économie et combien, dans ce cadre rigide, les marges de manœuvre sont réduites.
Parce que nous n’avons presque plus d’outils de politique économique, la seule possibilité d’ajustement est le « coût du travail ». Pour gagner en compétitivité, il ne nous reste que l’option de baisser la rémunération du travail sous toute ses formes. D’où les réformes récentes du Code du travail comme la loi El Khomri sous Hollande ou les ordonnances Pénicaud sous Macron. On peut aussi, ceci dit, jouer sur la fiscalité, d’où cette tendance à baisser sans cesse les impôts des plus riches dans l’espoir que ça « ruissellera » (qu’on pense au Prélèvement forfaitaire Unique ou à l’allègement de l’exit tax par exemple).
Bref, la marge de manœuvre en matière économique au niveau national est devenue quasi-nulle pour les pays qui appartiennent à l’UE et surtout à la zone euro. Or peu de formations politiques importantes l’expliquent. De même, les partis n’expliquent guère les rapports de forces existant au sein de l’Union, le fait que certains pays y ont beaucoup gagné et d’autre beaucoup perdu, le fait que l’Union européenne n’est pas un espace de coopération pacifique entre nations égales mais le lieu d’une concurrence féroce entre elles, dont certaines (la Grèce par exemple) sortent laminées.
Le discours autour de l’Union européenne est souvent très manichéen, opposant partisans d’une plus forte intégration à ceux qui défendent le Frexit. N’existe-il pas des possibilités intermédiaires ? À quoi fait référence l’idée d’« Europe des nations » que certains politiques emploient ?
L’Europe des nations n’est pas une solution « intermédiaire ». C’est un changement de paradigme qui nécessiterait que l’existant soit défait. Il s’agirait d’une Europe organisée autour de nations qui auraient recouvré leur souveraineté et qui coopéreraient pour mener à bien des projets circonscrits. C’est un peu le modèle qu’on a utilisé pour Airbus, à l’origine une coopération franco-allemande, qui fut ensuite élargie à d’autres pays. Il s’agirait de mettre en commun des moyens, mais en aucun cas d’abandonner des bouts de capacité décisionnelle, c’est-à-dire de souveraineté. L’Europe des nations telle que je me la figure serait aussi une Europe à géométrie variable, où l’on ne serait pas obligé de marcher du même pas à 27. Chaque État pourrait choisir à quoi il participe ou pas en fonction de son histoire, de sa géographie, de ses tropismes économiques, etc.
Le problème avec l’Union européenne, c’est qu’on a fait une Europe en partie supranationale, en partie intergouvernementale. Il y a de vrais morceaux de fédéralisme, comme la monnaie unique par exemple, gérée par une banque centrale fédérale, mais laquelle n’est adossée à aucun État fédéral. Ça ne peut pas marcher ! À partir de là deux possibilités : soit on fait un « saut fédéral » comme certains le proposent, c’est-à-dire qu’on créée un nouvel État-nation européen. Mais ça me paraît absolument impossible politiquement et je pense qu’aucun pays ne le souhaite vraiment. Soit on défait tout cela. Mais on ne peut pas rester dans cet entre-deux. À terme, ça ne peut qu’éclater. Et entre temps ça aura généré beaucoup de dégâts.
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