Quels sont les 4 types de dettes publiques qui ne se remboursent pas ?

Aujourd’hui, la grande majorité de la population européenne et mondiale pense qu’il faut toujours rembourser une dette. Derrière cette idée, un argument moral simple et apparemment imparable : si on a emprunté de l’argent, c’est normal de le rembourser, sinon c’est de la malhonnêteté ou du vol.

Pourtant, c’est mal connaître le droit international que d’affirmer qu’une dette publique doit toujours être honorée. D’une part, parce qu’une dette est un contrat entre deux parties et, comme tout contrat, il faut que certaines conditions soient respectées pour qu’il soit valide. D’autre part, de nombreux pactes et traités internationaux affirment très clairement que les droits humains sont supérieurs aux droits des créanciers.

Globalement, il y a un type de dettes publiques dont le paiement peut être suspendus et 3 types de dettes qui peuvent être annulées.

Sommaire

  • 1) Les dettes insoutenables
  • 2) Les dettes odieuses
  • 3) Les dettes illégales
  • 4) Les dettes illégitimes

1) Les dettes insoutenables : dettes dont le remboursement empêche le gouvernement de tenir ses obligations en matière de droits fondamentaux (droit à l’éducation, à la santé, …)

Pour déclarer une dette insoutenable et décréter de manière unilatérale la suspension du remboursement de la dette, un État peut s’appuyer sur le droit international et sur 3 notions juridiques : l’état de nécessité, le changement fondamental de circonstances et la force majeure.

Dans la charte des Nations Unies, cœur du droit international et document que les États sont dans l’obligation de respecter, on peut lire : « En cas de conflit entre les obligations des membres des Nations Unies en vertu de la présente Charte et leurs obligations en vertu de tout autre accord international, les premières prévaudront ».

La Commission de droit international de l’ONU a également déclaré en 1980 : « On ne peut attendre d’un État qu’il ferme ses écoles et ses universités et ses tribunaux, qu’il abandonne les services publics de telle sorte qu’il livre sa communauté au chaos simplement pour ainsi disposer de l’argent pour rembourser ses créanciers étrangers ou nationaux. Il y a des limites à ce qu’on peut attendre d’un État, de la même façon que pour un individu ».

L’état de nécessité est une notion de droit reconnue par les cours et les tribunaux internationaux et définie à l’article 25 du projet d’articles sur la responsabilité de l’État de la Commission du Droit International (CDI) de l’ONU. Cette notion stipule qu’un État peut renoncer à poursuivre le remboursement de la dette parce que la situation objective (dont il n’est pas responsable) menace gravement la population et que la poursuite du paiement de la dette l’empêche de répondre aux besoins les plus urgents de la population.

Cette notion fait également l’objet d’une jurisprudence. A titre d’exemple, dans l’affaire Socobel, datant de 1939 et opposant la Société commerciale de Belgique et le gouvernement grec, le conseil du gouvernement hellénique soulignait le fait que « la doctrine admet à ce sujet que le devoir d’un gouvernement d’assurer le bon fonctionnement de ses services publics prime celui de payer ses dettes ».

Le changement fondamental de circonstances. La jurisprudence en matière d’application des traités et des contrats internationaux reconnaît qu’un changement fondamental de circonstances peut empêcher l’exécution d’un contrat. Le remboursement d’une dette peut donc être suspendue si les circonstances changent fondamentalement indépendamment de la volonté du débiteur. Cette notion est parfaitement applicable dans le cas de la crise COVID actuelle : épidémie très grave et en expansion, baisse drastique de l’activité économique, fuite des capitaux, chute brutale du prix des matières premières, …

Le cas de force majeure. Il s’agit d’une norme inscrite dans la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités, ainsi que dans de nombreuses législations nationales, principalement en matière de contrat. Elle fait également partie du droit coutumier international. La Commission du droit international de l’ONU (CDI) la définit ainsi : « événement imprévu et extérieur à la volonté de celui qui l’invoque, le mettant dans l’incapacité d’agir légalement et de respecter son obligation internationale ».

La jurisprudence internationale reconnaît également cet argument pour justifier la suspension du paiement de la dette à l’égard de créanciers.

Parmi les jugements qui ont reconnu l’applicabilité de la force majeure aux relations financières, citons l’« Affaire des indemnités russes [1] » qui opposait la Turquie à la Russie tsariste (la Turquie avait traversé une grave crise financière entre 1889 et 1912 qui l’a rendue incapable d’honorer ses remboursements) : la Cour permanente d’arbitrage a reconnu le bien-fondé de l’argument de force majeure présenté par le gouvernement turc en précisant que « le droit international doit s’adapter aux nécessités politiques ».

Quelques remarques importantes :

Pour la majorité des pays du Sud, où les droits humains sont bafoués de manière régulière et flagrante, une suspension immédiate du paiement de la dette se justifie pleinement. Mais une telle suspension se justifie également pour les pays du Nord. En effet, la crise COVID a provoqué un changement fondamental de circonstances, indépendamment de la volonté des États.

De plus, à l’heure où la pauvreté et la précarité explosent en Europe, et à l’heure où il devient plus qu’urgent d’opérer une transformation radicale de nos modes production et de consommation si on veut éviter une catastrophe climatique et écologique déjà en cours, les États du Nord pourraient et devraient réaffirmer avec force la supériorité des droits humains sur le droit des créanciers et le droit commercial, et déclarer leurs dettes insoutenables, pour cause d’état de nécessité et de cas force majeure. Le droit est en général le reflet des rapports de force, mais il peut aussi devenir un instrument de lutte pour l’émancipation sociale.

Si un État suspend le remboursement d’une dette en s’appuyant sur une de ces notions, le caractère légitime ou non de cette dette n’a aucune importance. Quand bien même la dette réclamée au pays serait légitime, cela n’empêche en rien ce pays d’en suspendre le paiement.

Les dirigeants libéraux affirment sans arrêt qu’une suspension de paiement serait une catastrophe et provoquerait un chaos économique et financier. Rien n’est moins sûr. Eduardo Levy Yeyati et Ugo Panizza, deux anciens économistes de la Banque interaméricaine de développement, suite à leurs recherches sur les défauts de paiement concernant une quarantaine de pays déclarent que « les périodes de défaut de paiement marquent le début de la récupération économique [2] ».

Joseph Stiglitz, prix Nobel d’Économie, affirme que les conséquences catastrophiques d’un moratoire sur la dette ne sont pas réelles : « Empiriquement, il y a très peu de preuves accréditant l’idée qu’un défaut de paiement entraîne une longue période d’exclusion d’accès aux marchés financiers. La Russie a pu emprunter à nouveau sur les marchés financiers deux ans après son défaut de paiement qui avait été décrété unilatéralement, sans consultation préalable avec les créanciers. […] Dès lors, en pratique, la menace de voir le robinet du crédit fermé n’est pas réelle. ».

Dans leur rapport « A distant mirror of Debt, Default and Relief », Carmen Reinhart
 et Christoph Trebesch analysent une cinquantaine de cas de crises de la dette dans des économies « émergentes » et « avancées ».

Leurs conclusions : 
les pays qui ont procédé à une réduction de leur dette (via un défaut ou une restructuration) ont vu leurs revenus nationaux et leur croissance augmenter, la charge du service de la dette (et son stock) diminuer et leur accès aux marchés financiers s’améliorer. Nous montrerons dans la question suivante plusieurs exemples concrets qui confirment que la suspension de paiement peut s’avérer positive.

2) Les dettes odieuses : dettes des dictatures ou dettes utilisées contre les intérêts de la population et lorsque le créancier le sait ou est en mesure de le savoir

En s’appuyant sur une série de cas historiques concrets, le juriste Alexander Sack [3] a élaboré en 1927 la doctrine de la dette de la dette odieuse. Deux cas de figure doivent être envisagés.

Premier cas : les dettes des dictatures ou des anciennes colonies

Les dettes contractées par des dictatures ou des régimes autoritaires qui entraînent de graves violations des droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels des populations peuvent être qualifiées d’odieuses.

Sack écrit : « Si un pouvoir despotique contracte une dette non pas pour les besoins et dans les intérêts de l’État mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, cette dette est odieuse pour la population de l’État entier. Cette dette n’est pas obligatoire pour la nation : c’est une dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l’a contractée, par conséquent elle tombe avec la chute de ce pouvoir [4] ».

Dans le cas des dictatures, la destination des prêts n’est donc pas fondamentale pour la caractérisation de la dette. En effet, soutenir financièrement un régime criminel, même si c’est pour financer pour des hôpitaux ou des écoles, revient à consolider son régime, à lui permettre de se maintenir. D’abord, certains investissements utiles (routes, hôpitaux…) peuvent ensuite être utilisés à des fins odieuses, par exemple pour soutenir l’effort de guerre. Ensuite, le principe de fongibilité des fonds fait qu’un gouvernement qui emprunte officiellement pour des fins utiles à la population, peut en réalité utiliser ces fonds pour d’autres buts, contraire à l’intérêt général.

Rappelons également que les prêteurs ont une obligation de vigilance : ils ne peuvent pas prêter à n’importe qui, et en particulier aux dictatures notoires. En règle générale, il existe des rapports officiels d’organisations de défense des droits de l’homme ou des Nations Unies qui permettent aux potentiels prêteurs de prendre connaissance de la situation relative aux droits humains dans les différents pays. Ils ne peuvent donc ne peuvent arguer de leur ignorance et ne peuvent exiger d’être payés.

Jospeh Stiglitz, prix Nobel d’économie écrit : « Quand le FMI et la Banque mondiale prêtaient de l’argent à Mobutu, (…) ils savaient (ou auraient dû savoir) que ces sommes, pour l’essentiel, ne serviraient pas à aider les pauvres de ce pays mais à enrichir Mobutu. On payait ce dirigeant corrompu pour qu’il maintienne son pays fermement aligné sur l’Occident. » STIGLITZ Joseph, La grande désillusion, Fayard, 2002.

Les dettes odieuses sont nombreuses dans les pays du Sud : dictature de Suharto en Indonésie (1965-1998), dictature de Moubarak en Egypte (1981-2011), dictature de Mobutu au Zaïre/RDC (1965-1997), dictature de Pinochet au Chili (1973-1990), dictature de Ben Ali en Tunise (1987-2011), … Mais il y en a également dans les pays du Nord. N’oublions pas la dictature de Salazar au Portugal de 1933 à 1974, la dictature de Franco en Espagne de 1939 à 1975, la dictature des colonels en Grèce de 1964 à 1974. Même s’il y a moins de dictatures notoires à notre époque, il en subsiste encore : Arabie saoudite, Égypte, Tchad, Syrie, …Toutes les contrats de dette avec ces pays peuvent et doivent être dénoncés.

Il faut également considérer toutes les dettes contractées par les puissances coloniales pour coloniser le pays et mis à charge de la colonie. Alexander-Nahum Sack, le théoricien de la dette odieuse, précise dans son traité juridique de 1927 : « Lorsque le gouvernement contracte des dettes afin d’asservir la population d’une partie de son territoire ou de coloniser celle-ci, ces dettes sont odieuses pour la population indigène de cette partie du territoire de l’État débiteur » [5].

Cette notion fait l’objet d’une jurisprudence importante, en particulier via le Traité de Versailles de 1919, qui annule les dettes contractées par l’Allemagne pour coloniser une partie de la Pologne et de l’Afrique. Le Traité prévoit que les créanciers qui ont prêté à l’Allemagne pour des projets en territoire polonais ne peuvent réclamer leur dû qu’à cette puissance et pas à la Pologne.

L’article 255 du traité de Versailles stipule : « En ce qui concerne la Pologne, la fraction de la dette dont la Commission des réparations attribuera l’origine aux mesures prises par les gouvernements allemands et prussiens pour la colonisation allemande de la Pologne sera exclue de la proportion mise à la charge de celle-ci ». Dans le même sens, après la seconde guerre mondiale, le traité de paix entre la France et l’Italie de 1947 déclare « inconcevable que l’Éthiopie assure le fardeau des dettes contractées par l’Italie afin d’assurer sa domination sur le territoire éthiopien ».

Lors de l’indépendance de leurs colonies d’Afrique, la Belgique, la France et la Grande Bretagne ont cherché, généralement avec succès, à obliger les autorités des nouveaux États indépendants d’assumer tout ou partie des dettes contractées pour les coloniser.
Cela constitue une violation très grave du droit international et un acte qui ne peut rester impuni. Toutes ces dettes sont frappées de nullité.

Remarque importante : il faut également qualifier d’odieuses toutes les dettes contractées en vue du remboursement de dettes considérées comme odieuses. La New Economic Foundation [6] assimile, à raison, les emprunts destinés à rembourser des prêts odieux à une opération de blanchiment. L’outil de l’audit doit permettre de déterminer la légitimité ou non de ces prêts.

Deuxième cas : dette contractée contre les intérêts de la population et en connaissance de cause des créanciers

Contrairement à ce qui est souvent affirmé par des universitaires ou des mouvements sociaux se référant à la doctrine de la dette odieuse, Sack ne considère pas le fait que l’État débiteur soit un régime despotique comme une condition sine qua non pour qu’une dette soit qualifiée d’odieuse. En effet, Sack définit les deux critères qui doivent être remplis pour qu’une dette soit considérée comme odieuse : elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État ; les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.

La nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est donc pas importante. Ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État ».

Comme nous allons le voir dans la question 5, cette notion de dette odieuse fait l’objet d’une jurisprudence importante et concrète.

Quatre États des États-Unis ont été les précurseurs dans les années 1830, il s’agissait du Mississipi, de l’Arkansas, de la Floride et du Michigan. Les motifs de la répudiation étaient le mauvais usage des fonds empruntés et la malhonnêteté tant des emprunteurs que des prêteurs. Le Mexique a suivi. En 1861 puis en 1867, le Mexique a déclaré odieuses les dettes contractées de 1857 à 1860 et de 1863 à 1867, et les a répudiées unilatéralement. A la suite de la Guerre de Sécession (1861-1865), le gouvernement fédéral sous le président Abraham Lincoln a obligé les États sudistes à répudier les dettes qu’ils avaient contractées pour mener la guerre en vue de défendre le régime esclavagiste.

En 1898, la dette de Cuba réclamée par l’Espagne aux États-Unis a été déclarée odieuse et annulée. En 1918, le gouvernement des soviets a répudié la dette odieuse contractée par le régime tsariste. En 1922, la dette du Costa Rica réclamée par la Royal Bank of Canada a été déclarée odieuse et annulée par l’assemblée constituante costaricaine. Par la suite le président de la Cour suprême des États-Unis, dans un arbitrage, a donné raison au Costa Rica (voir question 5).

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