On entend des gens dire que tout est permis puisque les banques centrales font pleuvoir les centaines de milliards d’euros en toute impunité, et d’autres affirmer que rien n’est vraiment possible car les déficits d’aujourd’hui sont les dettes de demain et les impôts d’après-demain. Donc, d’un côté, l’argent est là, illimité, et il suffit de le prendre, et toute dépense conviendra puisqu’il s’agit de redresser la demande agrégée ; d’un autre côté, il faut penser très vite à la rigueur, et la maintenir pendant 10 ou 15 ans pour éponger les deux derniers mois, et craindre tous les jours le retour d’une inflation mythique. Je voudrais dire ici que ces deux visions sont vraies et fausses : il y a bien un Trésor à notre disposition, toujours sous-estimé, mais nous serions bien avisés d’en user avec modération, avec la sagesse du bon usage des deniers publics (même facturés à des taux d’intérêt négatifs) ; et pour cela je vais m’appuyer sur Jacques Rueff en personne, et sur son livre L’ordre social publié en 1945. Un peu à la façon de Jacques Bichot, nous allons éclairer notre débat d’actualité à la lumière du concept de « faux droit », puis s’en dégager un peu, pour tenir compte d’un ordre monétaire/institutionnel qui a bien changé depuis Rueff.
Rueff distinguait entre droit de propriété et droit de créance. Attention, ça va décoiffer : de nos jours cette analyse ne va pas être politiquement très correcte. Un droit de propriété peut être vendu ou échangé ; il a une valeur intrinsèque, qui est la valeur de la chose qu’il enveloppe. Ce droit est « …vrai ou faux selon que son volume est égal ou supérieur à la valeur des richesses qu’il enveloppe ». On se souvient ici par exemple que la crise de 2008 était une crise du collatéral : la valeur de certains titres immobiliers ou basés sur l’immobilier avait disparu, alors que le droit de propriété restait intacte en apparence (les pays les plus pauvres ont le plus souvent le problème inverse : des logements qui servent mais qui, faute d’être enregistrés légalement par un cadastre, ne permettent pas de servir de base pour le nantissement, l’endettement, etc.). Mais disons que, le plus souvent, les faux prix sont ici limités, à moins que la puissance publique n’interfère trop : propriété rime le plus souvent avec responsabilité.
La créance, elle, n’est ni une chose ni un droit de propriété, mais la faculté d’obtenir d’une personne, le débiteur, prestation d’une chose. Or « le meilleur débiteur du monde ne saurait livrer que les richesses il peut lui-même jouir et disposer, c’est-à-dire celles sur lesquelles il exerce droit de propriété. […] les droits de créance ne pourront donc être remplis, quelle que soit leur valeur nominale, que des richesses possédées à l’échéance par le débiteur. Si la valeur des créances échues présentées à l’encaissement dépasse celle de ces richesses, le titulaire des créances constate qu’à concurrence de l’insuffisance d’actif, la valeur de sa créance, quel qu’en soit le montant nominal, est nulle. Tout se passe alors comme si la part de créance qui ne peut être honorée n’existait pas. Elle est qualifiée de fausse créance ». Et le droit qui enveloppe une fausse créance est un « faux droit ». Pour qu’une créance soit vraie, il faut que le bilan au passif duquel elle figure en tant que dette, comporte un actif net. Un emprunt qui sert à acquérir des biens ou services dont l’utilisation ne permettra vraisemblablement pas de dégager les ressources nécessaires au paiement des intérêts et au remboursement du principal équivaudra à une créance plus ou moins fausse. Par exemple, si le prêt est destiné à payer du personnel ayant été largement sous-employé, suite à une pandémie, il est probable que la créance du banquier soit fausse pour une part importante.
Jacques Rueff accordait une importance particulière aux faux droits engendrés par les déficits budgétaires, ceux là mêmes qui sont générés par paquets de 12 tous les jours par Bruno Le Maire et Darmanin. Rueff donnait comme exemple « les emprunts dont le produit est consacré au financement d’un déficit budgétaire résultant d’un excédent des dépenses de consommation sur les recettes d’impôts ». La France est depuis longtemps championne de l’accroissement annuel de son endettement par rapport aux investissements qu’elle réalise (97% de fonctionnement, 3% d’investissement) ; et ne parlons même pas de la dette nette implicite de nos systèmes de retraite par répartition. Revenons donc à Rueff, qui à son époque ne pouvait qu’entrevoir ce hors-bilan effroyable et hypocrite. Selon lui, les déficits publics ont la même nature que ceux d’une entreprise dont les charges ne sont pas entièrement couvertes par les produits. L’État produit des services et les impôts en constituent globalement le « prix de vente » ; une section de L’ordre social est intitulée « L’État, entrepreneur de services publics » (!!). Comme le notait Jacques Bichot, imaginez un peu si l’on calculait la valeur ajoutée par les administrations en se référant non au coût de leur fonctionnement, mais au montant des impôts qui les achètent… Nous vivons à l’ombre d’un faux PIB, qui finance de faux droits, en direction de faux biens et de faux services, sous le regard de fausses bonnes consciences.
Concrètement, les pouvoirs publics émettent des fausses créances en grande astronomique sous la forme d’obligations souveraines, ce qui leur permet de distribuer des revenus nettement supérieurs à la production ; ces revenus servent à payer nos importations en provenance de la Chine qui travaille, ou nos factures pour des services bidons, des loyers effarants pour du haussmannien qui n’a pas évolué depuis plus d’un siècle, des services publics qui incorporent très lentement le progrès technique. Il n’y a aucune chance pour que cela s’arrête spontanément : d’une part, la croissance (la création de richesse susceptible de remplir de vérité l’enveloppe des faux droits) est basse, et de plus en plus baissière, d’autre part (et en lien) la classe parasitaire ne fait que progresser (retraités, spécialistes en prédation de ressources publics en tous genres, et maintenant 10 millions de travailleurs à temps partiel, en plus) ; et comme pour faire durer le plaisir, le consentement à l’impôt reste très fort, quoi qu’on en dise. Mais un Etat qui fonctionne ainsi ne sait pas s’arrêter, toute l’histoire le montre, de Rome à l’URSS. « Attendre qu’il [le gouvernement] puise en lui-même la résistance à sa naturelle expansion, c’est attendre de la pierre qui tombe une énergie qui suspende sa chute » (Frédéric Bastiat).